04-10-2016  –  Article

Hacker l’ubérisation

Article aussi publié sur Usbek & Rica


Nés à la fin des années 1980, nous avons grandi en même temps qu’Internet. Ce même Internet dans lequel — en tant qu’ados aux ambitions révolutionnaires — nous placions beaucoup d’espoir quant à l’opportunité de changements sociaux. La force du réseau et sa capacité d’innovation nous laissaient imaginer un avenir plus horizontal et plus égalitaire, dans lequel l’État aurait perdu de son pouvoir au profit de celui de formes d’organisations et d’échanges plus directs, et le monopole des grands pouvoirs du capital aurait été hacké par nos initiatives collaboratives et ouvertes.

Nouveaux empires néolibéraux.

Force est de constater que tout cela ne s’est pas passé comme prévu, que le pouvoir des États ne s’est pas perdu à notre profit mais à celui du marché, et que l’espace libre qu’était Internet a été rapidement privatisé par de nouveaux empires néolibéraux. Ces empires se sont construits en partie grâce aux nouveaux usages qu’ils nous ont fourni et aux nouveaux services qu’ils nous ont offert. Et même s’ils adoptent des choix peu éthiques qui nous rebutent, même si leurs services détruisent nos emplois et/ou exploitent nos ressources, même s’ils continuent de ne pas payer leurs impôts là où pourtant nous créons leur valeur, il est difficile d’imaginer, aujourd’hui, qu’un pan suffisamment large de la société se détourne de ces acteurs dont le monopole nous contraint à ne pas pouvoir nous en passer. Il est également difficile d’imaginer que les pouvoirs publics agissent pour les obliger à adopter une quelconque forme d’éthique, à remplir leurs obligations fiscales et à respecter nos contrats sociaux.

Alors, ne comptons ni sur les uns, ni sur les autres, et renouons avec l’idée que l’espace d’Internet et toute sa gamme de services et d’innovations sont avant tout les nôtres.

Faire d’Uber une coopérative.

Imaginons un instant un modèle d’entreprise qui, plutôt que d’appartenir à une poignée d’actionnaires se partageant les bénéfices et dirigée par un PDG décidant seul de son avenir, soit la propriété de l’ensemble de ses salariés qui de manière démocratique décide de ce qu’elle doit devenir. Ce modèle d’entreprise existe, ça s’appelle une coopérative.

Imaginons alors qu’une entreprise comme Uber — représentative de tous les dysfonctionnements sociaux que peut engendrer une société dite « innovante » — soit la propriété collégiale de ses chauffeurs et des autres salariés permettant au service d’exister. Les chauffeurs ne seraient plus des indépendants isolés, forcés de s’endetter pour s’offrir un véhicule et développer seuls leur activité. Il n’y aurait pas non plus de concurrence entre les différents types de chauffeurs, ni de différences de qualité de service. Car c’est ensemble, et au nom de la coopérative, que l’investissement dans des véhicules serait effectué et que l’offre serait déterminée. Cela signifierait également que les concepteurs de la plateforme de réservation travailleraient exactement pour les mêmes intérêts que ceux des chauffeurs.

On peut alors se dire que, tout en offrant une qualité de service et des prix attractifs pour le consommateur, la répartition des bénéfices engendrés par les courses serait plus juste. Ils permettraient en plus d’amortir les frais de fonctionnement liés à la plateforme, et de rémunérer convenablement et équitablement les différents chauffeurs qui pourraient également bénéficier de conditions de travail plus acceptables ainsi que d’une protection sociale. De plus, puisqu’il n’y aurait plus d’un coté les chauffeurs et de l’autre les concepteurs du service et de la plateforme, l’évolution de l’offre se penserait alors de manière commune, sans reposer sur l’exploitation des uns au profit des autres.

Allons plus loin, et imaginons maintenant que cette gestion collective et cette répartition plus juste des revenus et des investissements permettent d’allouer des profits à l’élargissement de l’offre dans des zones moins attractives financièrement, à savoir des zones dans lesquelles les services publics ne remplissent plus leur rôle et les sociétés capitalistes ne trouvent pas leur compte. Actons également du fait que, puisque les choix de l’entreprise seront décidés démocratiquement et depuis sa base, ils reflèteront davantage les envies et soucis d’ordre éthique — liés à l’exploitation des données personnelles, par exemple — de la société civile.

On pourrait alors appliquer ce modèle à toutes les start-up qui envisagent la disruption de nos services. On pourrait même aller plus loin dans l’extrapolation et imaginer des formes de solidarités et de collaboration entre ces différentes coopératives, capables de mettre en commun leurs frais de fonctionnement, leurs services, leurs talents, etc.

Des services socialement responsables.

Ceci n’est pas une invitation à remplacer de force Uber par un autre modèle. L’idée est plutôt de s’organiser entre exploités d’une part et consommateurs et volontaires d’autre part pour mettre en face de chaque Uber, de chaque Deliveroo, de chaque AirBnb, un service concurrent socialement responsable, dont les bénéfices et les profits reviendraient à ceux qui les génèrent, et ainsi confronter ces structures directement sur leur terrain, à savoir celui du marché.

Nous n’avons pas besoin de l’action de l’État, ni de tomber dans une forme de protectionnisme nationaliste, ni d’attendre une quelconque régulation. En revanche, nous avons l’opportunité de hacker “l’ubérisation” de nos sociétés tout en reprenant la main sur la technologie et en construisant ce réseau d’échanges et de collaborations tant espéré.