05-01-2018  –  Article

Pourquoi il faut réquisitionner les GAFAM

Article initialement publié sur Usbek & Rica


Dans un précédent dossier, Usbek & Rica interrogeait sur la nécessité de démanteler Google, une question aussi posée par des parlementaires européens depuis plusieurs années ; puis initiait plus tard un procès symbolique à son encontre qui fut jugé par le Tribunal pour les Générations Futures. En cause, la position dominante, voir le monopole du géant.

En effet, l’écosystème que forment les services de Google couvre un large spectre des besoins numériques des utilisateurs, allant du célèbre moteur de recherche jusqu’au système d’exploitation, en passant par le navigateur web, la messagerie, le streaming vidéo et musical, le gestionnaire de photos, la cartographie, l’assistance d’itinéraires, les outils d’édition de documents, le stockage de fichiers, etc. Google s’impose également comme incontournable auprès des autres entreprises, notamment via ses outils d’analyse de trafic ou encore de solution de publicité et de ciblage marketing. Enfin, la multinationale étend son emprise sur le secteur par les solutions techniques et technologiques qu’elle initie et/ou auxquelles elle contribue. Cela peut aller du développement d’un langage de programmation aux recommandations de design. Dans tous les cas, si cet effort de mise en commun est louable il n’en est pas moins éloigné de l’intention d’impacter les acteurs de l’innovation dans leurs moyens et leurs méthodes de conception afin de favoriser l’évolution de toute une industrie à son propre profit.

Le risque économique et le danger démocratique.

Cette domination presque totale présente donc un risque économique car elle annule quasiment toute possibilité de concurrence. Il est devenu impossible de rivaliser avec Google sur des produits spécifiques car ceux-ci bénéficient alors de l’ensemble de l’écosystème et se présentent à l’utilisateur dans une offre cohérente et confortable d’usage. Il est encore moins imaginable de concurrencer l’empire tout entier tant son hégémonie est totale. Seules d’autres entreprises du même gabarit comme Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft peuvent espérer prendre des parts de marchés de Google ou des uns et des autres, ce qui *in fine *revient à la même impossibilité de concurrence pour tout nouvel entrant.

Les GAFAM concentrent ainsi l’activité et par là même la richesse de tout le secteur du numérique, et on peut imaginer que seule la prochaine révolution industrielle, d’une ampleur comparable, pourra voir émerger de nouveaux protagonistes et rééquilibrer le marché, bien que les programmes de recherches de ces grands groupes tentent de les prémunir de cette éventualité.

Le second danger que comporte cette domination est d’ordre démocratique. En effet la valeur économique des plateformes repose essentiellement sur leur capacité à capter les données de leurs utilisateurs puis à les traiter afin d’alimenter leurs technologies et ainsi de valoriser leurs services. Dans le secteur du numérique, nombreuses sont les voix qui alertent sur les dangers actuels et à venir d’une telle captation et d’un manque total de transparence quant à l’usage réel qui est fait des informations personnelles que nous leur délivrons. Par la quantité et la qualité de ces données qui alimentent leurs outils, les GAFAM disposent d’un réel pouvoir d’influence sur l’opinion publique qui en quelques ajustements d’algorithmes pourrait potentiellement devenir un moyen de manipulation des populations.

Ces dangers sont déjà perceptibles aujourd’hui. L’influence des fake news dans l’élection de Donald Trump doit son succès à leur diffusion sur les réseaux sociaux dont les algorithmes des plateformes sont pleinement responsables de leur viralité ; notre perception du monde est largement restreinte et dépendante de notre bulle de filtres constituée par notre usage d’Internet et de la compréhension qu’en font les algorithmes qui alors favorisent pour chacun de nous des contenus plutôt que d’autres. Demain verra possiblement la candidature à l’élection présidentielle américaine de Marc Zuckerberg qui aura alors à sa portée Facebook comme outil de promotion de son discours, sans aucun moyen de contrôle par la population d’une quelconque garantie de neutralité dans l’usage qu’il fera lui-même de sa plateforme, ni des biais de conception qu’il pourrait y introduire afin de favoriser la diffusion de ses opinions.

Réquisitionner plutôt que démanteler.

C’est pourquoi démanteler ces plateformes peut s’avérer nécessaire dans le but d’atténuer leurs pouvoirs. Une telle décision permettrait de réguler le marché, ce qui par ailleurs donne la preuve que ce dernier ne se régule pas par lui-même, et de minimiser leur capacité d’influence. Mais démanteler ces plateformes c’est aussi raisonner avec le logiciel capitaliste et libéral actuel en espérant naïvement que d’autres puissances ne profiteront pas de l’affaiblissement provoqué pour devenir à leur tour de nouveaux monopoles, ou de penser qu’un grand nombre de petits empires sont moins néfastes que de gros moins nombreux. Si démanteler les plateformes peut se poser objectivement d’un point de vue économique dans un modèle de société libérale, il n’en reste pas moins que l’usage démocratique qui en sera fait ne sera pas davantage garanti.

Si les GAFAM devaient se scinder chacun en différentes entités, elles seraient alors toutes autant à capter massivement nos données et/ou à en commercer les unes avec les autres, entérinant un peu plus cette économie et augmentant les risques liés à la vie privée qu’elle représente. Dans un marché concurrentiel il n’est pas de dominant en mesure d’imposer des critères d’éthiques, ce sont précisément ces critères qui sont alors plus facilement mis en balance pour tirer avantage. De plus de tels démantèlements peuvent aussi s’avérer peu souhaitables pour les utilisateurs finaux qui ne bénéficieront plus d’une expérience de qualité offerte par un écosystème cohérent, ce qui augmentera les discriminations liées à la difficulté d’adoption des innovations, notamment liées à l’âge ou au niveau d’éducation.

Le problème posé n’est en réalité pas celui de la domination en tant que telle des GAFAM, mais le suivant : à qui doit profiter leur domination ? Et de toute évidence une réquisition des plateformes, en l’état, c’est-à-dire en tant que puissance économique, monopole industriel et outil démocratique, apporte probablement l’unique solution qui peut être collectivement profitable.

Réquisitionner Google, Facebook, Apple, Amazon et Microsoft, c’est avant tout prendre conscience que leur puissance n’est due qu’à l’activité que nous en faisons, que nous avons une responsabilité dans ce qu’ils deviennent et que nous sommes la matière première à l’origine de leurs technologies. Nous avons contribué à les construire, nous n’avons aucun intérêt à les détruire mais tout à nous les ré-approprier.

Les réquisitionner ce n’est pas les nationaliser, ni même les inter-nationaliser à savoir les gérer collectivement par l’intermédiaire des États. C’est au contraire constituer des formes de gouvernances indépendantes des pouvoirs privés et publics en formant des internationales d’usagers et de concepteurs afin que ces puissances ne soient pas demain celles des États comme elles sont aujourd’hui celles des multinationales. Ces structures, si elles sont pleinement démocratiques, seront alors au service de l’émancipation des populations plutôt que responsables de leur asservissement.

Justice sociale et transparence.

Réquisitionner d’un point de vue économique c’est alors introduire plus de justice sociale dans la redistribution des profits générés par les plateformes, et cela en se passant des instruments administratifs nationaux qui savent être discriminants et peu équitables. C’est permettre d’enclencher une harmonisation des conditions de travail et environnementales à travers le monde pour toutes les parties prenantes à ces collaborations.

Réquisitionner est le moyen d’introduire la transparence nécessaire à la confiance qu’on peut accorder à ces technologies, notamment en libérant les codes sources qui sont au cœur de toutes ces gammes de produits. Et ainsi permettre à chacun de les auditer et les améliorer, sur les modèles de fonctionnement des logiciels libres.

C’est aussi la possibilité de constituer des biens communs à la fois sur le plan des technologies développées que sur celui des données collectées dont nous pourrons juger démocratiquement celles qui doivent rester d’ordre privé de celles qui peuvent alimenter une connaissance collective capable d’améliorer nos services.

C’est également l’opportunité d’enraciner dans ces plateformes le principe de neutralité, c’est à dire de non discrimination des contenus, dont la responsabilité ne revient pas uniquement aux fournisseurs d’accès mais aussi aux outils de recherche, de diffusion et de partage afin de ne pas introduire volontairement de biais dans la restitution de l’environnement.

Enfin, réquisitionner et rendre plus horizontale toute la chaîne de conception et de production depuis la base de la population, peut permettre de lutter véritablement contre le danger d’hégémonie culturelle que représente tout monopole en instituant dans son fonctionnement, sa gouvernance, sa représentativité, ses objectifs et les moyens mis en œuvre des principes de diversité et d’inclusivité qui permettront à chacun d’avoir voix au chapitre dans l’élaboration de nos outils et l’innovation de nos technologies.